Lesley hocha lentement la tête, tout en reprenant tout doucement contenance. C’est bon, maintenant, elle était à nouveau elle même. Elle avait remi son masque et il ne tomberait plus.

Elle ne put néanmoins pas s’empêcher de noter que, ce Takar, le léopard, était l’un des seuls à avoir réussi la déstabiliser à ce point. Et probablement le seul à l’avoir fait à leur première rencontre, et en si peu de temps. Si elle ne détestait pas autant quand son masque se fissurait comme ça, elle aurait presque pu être impressionnée.

Sa mémoire imprima doucement le prénom du léopard. Takar… Elle avait toujours eu beaucoup de mal avec les noms, mais les prénoms étaient souvent plus facils à retenir. De plus, comme beaucoup de gens, elle ne considérait pas vraiment avoir fait connaissance avec quelqu’un avant de connaître son prénom.

Est-ce qu’elle poussait ça jusqu’à lui demander si elle pouvait le tutoyer ? Elle hésita un instant, puis se dit que c'était quand même pousser mémé dans les orties, et que ça ne serait pas vraiment utile. Même si on ne peut pas vraiment dire qu’elle avait apprécié ces dernières minutes de conversation, elle commençait à prendre goût en la compagnie du léopard, et ce serait bête, s’il apportait la moindre importance à ce genre de choses, de le froisser pour si peu.

Elle chercha un instant comment relancer la conversation. Il était hors de question de réaborder le sujet du passé, car si elle lui posait des questions, il ne manquerait pas de lui rendre la pareille. Ils avaient déjà parlé d’orientation, et il n’y avait pas vraiment grand chose à dire de plus sur le sujet. Parler de projets pour l'avenir risquait de ricocher directement sur le passé.

Elle décida donc de poser une question inutile. Si elle ne se trompait pas, lui non plus ne voulait pas que la discussion en reste là. Il finirait donc bien par relancer un sujet intéressant, si elle persistait à poser des questions intéressantes. Le gros avantage était que, si c’était lui qui le faisait, elle pourrait sans trop de mal se montrer évasive. Si c’était une de ses questions qu’il lui retournait, ce serait beaucoup plus délicat, et elle n’aurait pas vraiment d’autre choix que de lui dévoiler des informations qu’elle aurait peut-être préféré garder sous silence.

- Vous avez quel âge, sans indiscrétion ?

Lesley pencha légèrement la tête sur le côté, alors qu’elle enregistrait mentalement l’information. Il n’avait que 25 ans. Elle ne savait pas depuis combien de temps il occupait ce poste, mais si elle partait du principe qu’il était allé à l’académie Brightblade, ça ne faisait que 2 ans qu’il avait rejoint l’armée. Elle prit donc rapidement mentalement note du fait qu'il était possible d’atteindre ce niveau de la hiérarchie en si peu de temps.

Évidemment, son talent pour la stratégie avait dû aider, mais il y avait probablement eu plusieurs concours de circonstances bien pratiques. N’empêche, c’était le genre d'informations qui étaient toujours bonnes à prendre. Elle hocha légèrement la tête.

- Et vous visez chef des éclaireurs pour la fin de votre carrière ou pas ?

C’est là que ça redeviendrait intéressant. Elle était à peu près certaine qu’il ferait un chef de branche exécrable, simplement parce que ses motivations n’étaient pas bonnes. S’il y avait un minimum réfléchit, il le savait aussi.

Pourtant, elle doutait qu’il ne soit pas ambitieux du tout. ON ne devenait pas le stratège des éclaireurs sans ambition. Donc, s’il lui répondait qu’il visait encore plus haut, elle ne serait pas le moins du monde surprise. Mais ça trahirait par contre une certaine égocentricité chez lui. Honnêtement, elle ne savait pas du tout ce qu’il allait répondre.

Elle haussa les épaules. Ce qu’elle comptait faire dans l’armée ? Honnêtement, ce n’était pas bien sorcier, et même assez commun comme projet.

- Arriver le plus haut possible le plus vite possible. Et probablement en visant un poste comme le vôtre, au moins dans un premier temps.

Lesly hocha la tête. Elle n'était pas surprise. Elle ajouta mentalement à la liste des caractéristiques du léopard qu’il appliquait la philosophie “chacun pour sa pomme”. Il était en soi possible qu’il ait une autre motivation, moins discutable, mais elle ne le voyait pas trop poussé par des grand idéaux et de nobles causes.

Tout à coup, alors qu’il ouvrait à nouveau la bouche, la machoir de la jeune femme se crispa. Elle avait comme un mauvais pressentiment. Elle eut soudain conscience qu’elle n’avait plus aucun contrôle sur la conversation et qu’il pouvait revenir sur le sujet de la dette n’importe quel moment.

Elle jura intérieurement. Elle avait fait une énorme erreur en lui laissant le contrôle. Elle n’aurait pas dû, et elle savait très bien qu’il le lui ferait amèrement regretter. Ce qu’elle avait été bête !

Une lueur de colère, presque dangereuse, brilla dans ses yeux violets. Colère contre elle-même, pour l’erreur de débutant qu’elle avait faite. Colère contre lui, pour tant insister, là où c’était évident qu’elle ne voulait pas en parler. Colère contre le monde, pour lui avoir pris Alexy.

- Mêle-toi de ce qui te regardes !

Sa machoir était contractée au maximum, ses yeux brillaient d’une violence sans bornes. Elle s’était levée sans s’en rendre compte. Il y avait eu, dans le ton de sa voix, une agressivité dont elle ne s’était pas servie depuis un bon moment.

Puis, tout à coup, le retomba à sa place. Elle était à nouveau froide et superficielle à l’extérieur, mais elle bouillonnait toujours à l’intérieur. Mais il était trop tard. Elel svait très bien qu’elle allait payer le prix de cet accès de colère.

Elle haletait presque. Il ne fallait surtout pas qu’elle refasse ce genre de scène, devant qui que ce soit. C’était la deuxième fois qu’il réussissait à faire tomber son masque et à dévoiler ses vrais émotions. La simple prudence lui dicterait de partir et de ne plus jamais lui adresser la parole. Pourtant, elle hésitait un peu. Elle n’avait pas envie de partir, c’était étrange. Elle décida de faire un compromis. Elle resterait jusqu’à la fin de la discussion, mais ne lui parlerait plus. Tout ça se réduirait avec le temps à un simple incident.

Intérieurement, elle était totalement déboussolée. Ça faisait si longtemps que ses émotions n’avaient pas été éveillées ainsi. Si longtemps qu’elle les enterrait dans un coin de sa tête en s’efforçant de les oublier. Maintenant qu’elles revenaient en force, elle ne savait juste pas comment réagir. Elle se rassit lentement, l’air impassible.

Lesley hocha la tête, visiblement satisfaite. C’est au moins ce qu’elle faisait croire à son interlocuteur. Maintenant en pleine possession de ses moyens, elle ne risquait pas de commettre d’autre erreurs comme celles qu’elle avait fait au début de la discussion. Elle était à nouveau totalement protégée, et il ne détruirait plus son bouclier.

La tête haute, elle fit mine d’accepter ses excuses. Elle espérait qu’il retiendrait la leçon et n’essayerait plus de la percer à jour. Pourtant, elle se méfiait maintenant. Elle était sûr qu’il avait compris quelques minutes plus tard, mais il n’avait fallu que quelques instants avant qu’il ne revienne à la charge. Même si ça montrait qu’il était persistant et ne se laissait pas abattre par quelques obstacles, ça ne jouait pas du tout en sa faveur. Pour la jeune femme, il était juste un enfant têtu à qui on avait donné une énigme qu’il n’arrivait pas à résoudre. Elle soupira.

Intérieurement, elle était aussi à nouveau normale. D’une certaine façon, ça la rassurait. Elle était Lesley, extérieurement douce et sociable, intérieurement dégoutée par la faillibilité de l’humain. Même si un léger sentiment étrange persistait, celui qui l’empêchait de partir, elle était maintenant plus en sécurité.

On peut même dire que, en plus du dégout habituel devant l’obstination du stratège, elle ressentait une pointe de déception. Elle qui croyait avoir trouvé quelqu’un qui le ressemblait, dans une certaine mesure, elle s’était trompée. Il était certes plus malin et moins tendre, mais ça restait un humain comme les autres. Avec des défauts communs. Tant pis.

Elle eut un mouvement de surprise involontaire quand il lui dit, en gros, qu’elle allait se faire écraser quand elle arriverait à l’armée. Pourquoi lui disait-il ça ? C’était probablement encore ce sentiment idiot qui le poussait à essayer de l’aider, malgré ses avertissements.

En tout cas, elle pouvait lui accorder une chose. Il avait manifestement un sixième sens pour trouver les sujets glissants et s’y engager tête baissée, les uns après les autres. Elle n’était pas sûre d’elle même le faire avec autant de brio. Elle soupira.

Bon… Plusieurs choix s’offraient à elle, dont deux principaux. D’un côté, elle pouvait s’écraser, faire sa victime. Si elle faisait ça, ça reconduirait inévitablement à une nouvelle proposition d’aide, et la discussion tournerait peut-être à nouveau mal. De plus, elle n’aimait pas l’idée de s’abaisser à faire comme s’il lui apprenait quelque chose. C’était autant une insulte pour lui que pour elle.

De l’autre, elle pouvait lui avouer qu’elle n’était pas dans son état normal, que son masque ne se fissurait pas comme ça d’habitude et que sa présence avait quelque chose de particulier, qui la rendait en partie vulnérable. Hors de question.

Elle opta donc pour se qu’elle faisait depuis le début. De la fanfaronnade. Certes, le stratège avait probablement compris qu’elle n’agissait comme ça que quand elle avait quelque chose à cacher. Pourtant, il penserait probablement que c’était plus la peur que cet autre sentiment, imprécis mais bel et bien présent. Il n’y avait aucune chance pour qu’il la perse à jour cette fois là.

- Si vous croyez que je les laisserais faire…

Maintenant, il fallait détourner l’attention. Le faire penser à autre chose, pour qu’il ne se penche pas de trop près sur ce qu’elle venait de dire. Elle décida de simplement lui retourner la question.

Son raisonnement était très simple. Vu qu’il avait visiblement vécu quelque chose de similaire à elle, il avait probablement eu lui même les problèmes qu’il décrivait. Même si parler de son ancienne blessure ne semblait en apparence pas lui faire de mal, parler d’une époque où elle était encore à vif serait peut-être plus douloureux. Et s’il avait mal, il ne ferait plus autant attention à elle.

- Et vous, ça vous a pris combien de temps avant qu’ils vous percent à jour ?

Elle accompagna sa remarque d’un sourire narquois, pour parfaire l’illusion. S’il n’y avait pas eu tout le reste de la conversation, il l’aurait probablement prise pour une simple étudiante impertinente.

Lesley haussa légèrement les sourcils. Évidemment, il n’allait pas lui dire l’inverse… Pourtant, elle n’avait pas vraiment envie que ce soit vrai. Au fond d’elle, elle espérait qu’il lui mentait, qu’il avait réussi à tout cacher à tout le monde. Ça voudrait tout simplement dire que c’était possible, qu’elle aussi en était capable.

Elle soupira. Fallait vraiment qu’elle arrête de penser comme ça. De toute façon, il lui restait une option, à laquelle elle n’avait pas fait appel jusqu’à avec le léopard, mais qu’elle utiliserait sans scrupule si ça s'avérait nécessaire. C’était aussi simple que bonjour. Mentir. Raconter un passé fictif ou Alexy n’existait pas et où elle avait été motivée à rejoindre l’armée par la simple perspective de sauver des gens.

Peut-être que la raison pour laquelle son interlocuteur n’avait pas fait ça, c’était qu’il ne mentait pas aussi bien qu’elle. C’était totalement possible, vu qu’elle passait son temps à cacher ce qu’elle pensait et ce qu’elle ressentait, et qu’il ne semblait la plupart du temps se donner cette peine.

Ou sinon, peut-être était-il juste trop craintif pour prendre un risque pareil. Si son mensonge était percé à jour, ce qu’elle avait caché engendrerait un intérêt bien plus grand que si elle avait dit la vérité. Même si elle comprenait ce raisonnement, elle n’en avait, elle, pas peur.

Tout à coup, ça la frappa. Si elle partait du principe qu’ils étaient aussi intelligents l’un que l’autre, ce qu’elle faisait depuis un moment, elle avait fait une énorme erreur en restant aussi longtemps. Si elle comprenait si bien ce qui aurait pu le motiver à un choix aussi important, il pouvait probablement en faire de même avec elle. C’était, disons… plus que problématique.

Elle secoua la tête. Comment avait-elle été si stupide, de se croire plus intelligente que tout le monde. Il y avait forcément des gens qui essayeraient de la percer à jour. Il y aurait forcément des gens qui y arriveraient mieux que d’autres. Elle avait été totalement imprudente de s’exposer comme ça à ce qu’elle avait clairement identifié comme un danger.

Elle se leva lentement. Il fallait qu’elle parte. Qu’elle fuie. Elle ne pourrait pas gagner ce combat, sauf au prix de son masque. Mieux valait se retirer et revenir plus fort. Ou ne pas revenir du tout. C’était d’ailleurs probablement ce qu’elle allait faire.

Elle nota dans un coin de son esprit de toujours, toujours éviter le léopard. Il ne fallait surtout pas qu’elle se donne la possibilité de céder à nouveaux. Les conséquences ne pourraient être que désastreuses.

Faisant de gros efforts pour garder son masque en place, elle ne réfléchit même pas vraiment à la dernière phrase du stratège. Elle se contenta d’un petit sourire en coin. Ce qu’il avait raison…

- L’humanité est trop abjecte, tout court.

Elle ne le regarda pas en disant ça. Cette phrase était plus destinée à elle-même qu’à lui. Comme un rappel de quelque chose qu’elle semblait avoir un peu oublié pendant cette discussion. Les humains ne sont qu’un ramassis d’incapables doublés d’idiots. Rien d’autre. Tous.

Lentement, elle attrapa son sac et le jeta sur son épaule. Elle porta deux doigts à sa tempe en signe de salut, et s’engagea dans l’escalier qui menait à l’entrée de l'amphithéâtre. De dos, elle dit lentement :

- Je dois y aller. Merci pour ce cours, j’ai beaucoup appris.

Puis, sans lui laisser le temps de répondre, elle sortit de la salle. Là où elle marchait presque au ralentis, dès qu’elle eut passé la porte, elle se mit à courir. Elle ne s’arrêta pas avant d’avoir trouvé un endroit où personne ne viendrait la déranger. Là, elle s'écroula et se mit à réfléchir.